Jean-William Thoury : Itinéraire d’un enfant du rock, du rock banlieue à la Harley en passant par Bijou

mercredi 28 juillet 2021, par Franco Onweb

Comment expliquer le rock aux enfants ? La puissance de cette musique, son implication dans la société et l’engouement qu’elle a provoquée ? J’ai la solution ! Il suffit juste de demander l’explication à Jean-William Thoury. Homme de l’ombre derrière Bijou, peut-être le plus beau trio que le rock d’ici a eu, journaliste pointu, écrivain fabuleux, il a dédié sa vie à cette musique. Depuis qu’à l’âge de douze ans, en 1960, il a entendu Johnny Hallyday à la radio, il n’a cessé d’aimer cette musique et de faire partager sa passion. Voici l’interview d’un journaliste, écrivain, parolier et producteur aussi indispensable que discret : c’est la marque des plus grands 

Comment as-tu découvert cette musique pour laquelle tu as une vraie passion ?

J’ai 12 ans en 1960 quand le rock explose, Johnny Hallyday, les Chaussettes Noires, les Chats Sauvages... Ça m’emballe !

Jean-William Thoury avec la chanteuse Imelda May
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Qu’écoutais-tu ?

Les Chats, les Chaussettes, les Vautours et les Pirates : les quatre grands ! Après, tout évolue très très vite.

Tu as connu toutes les époques avec la pop, les mods…

Ça, c’est après. La musique de 1963 est totalement différente de celle de 1964 ! Arrivent les Beatles, les Rolling Stones, les Kinks… Je lis Disco-Revue qui aide les gamins de ma génération à se familiariser avec Gene Vincent (que je vois au Palais des Sports), Eddie Cochran, Buddy Holly et tous les pionniers.

Comment es-tu rentré dans le milieu ?

Avec un ami, Jean-Louis Lamaison, nous participions à un concours à RTL, animé par Jean-Bernard Hebey. Ça s’appelle Monsieur Pop 72, sponsorisé par le magazine Pop Music. Franck Lipsik, rédacteur-en-chef de Pop Music, présent dans le studio, nous propose d’écrire des articles dans son hebdo. Étonnés, nous acceptons avec joie ! Nous sommes donc les seuls journalistes rock recrutés sur concours (rires). En plus d’avoir fait mes humanités chez Deleuze… Pas le philosophe, le marchand de disques de Juvisy !

Le premier gros dossier pour toi, c’est Bijou !

Je vis à Juvisy, en banlieue sud. On va dans les MJC pour voir des concerts ou des gars qui répètent, qui jamment. Je suis copain avec Vincent Palmer et Philippe Dauga. Des groupes se forment, peu à peu ça devient Pura Vida puis Bijou. Au début, ils sont quatre, avec un chanteur, Alain, mais ça ne colle pas. Le premier concert à trois a lieu au Grillon, en novembre 1975. Ensuite Bijou se produit au Golf-Drouot, au Gibus puis quasiment toutes les autres salles de Paris, même les plus grandes.

Tous les gens qui ont vu Bijou en garde un souvenir incroyable : un trio qui joue du rock ! Quelle était ta position dans le groupe ? Parce qu’à part être sur scène tu as tout fait…

Bonne définition (rires) ! Au départ, Dauga me propose d’écrire des paroles, en français. Quand tu as les chansons, après, il faut les jouer. Palmer, notre guitariste préféré, arrive, puis Dynamite, à la batterie. Quand un groupe comme ça débute, il faut s’en occuper, le gérer, faire imprimer des affiches, des tracts, prendre des photos, enregistrer des maquettes, les présenter aux maisons de disques, trouver des concerts, conduire la voiture, un peu tout quoi… Il y a aussi le travail de réalisation, en studio et avant, en pré-production (écriture, répétitions, maquettes). C’est le truc qui m’a toujours le plus plu, la production.

Tu étais le quatrième membre du groupe ?

On partageait tout.

On se doit de citer Gainsbourg quand on parle de Bijou !

À la base nos références sont surtout rock. Palmer et Dynamite adorent Ronnie Bird, dont Bijou joue plusieurs chansons. C’est une part du rock français, comme les Chaussettes, Dutronc, Ferrer ou Hallyday, toute une histoire à laquelle le groupe veut ajouter une couleur perso, insuffler sa propre énergie.

Votre truc, c’était donc le rock ?

C’est la base !

Bijou en 1979, de gauche à droite : Dynamite, Vincent Palmer et Philippe Dauga
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Qu’est ce qui s’est passé avec Gainsbourg ?

Je l’avais interviewé plusieurs fois. Palmer était déjà fan, au point de collectionner les chansons écrites pour d’autres interprètes. Un jour, Palmer m’accompagne rue de Verneuil. Il montre sa liste de reprises à Gainsbourg qui lui dit avec amusement et amitié qu’il y en a plein d’autres. On admire les différentes pochettes de EP exposées au mur… Bijou joue « Les Papillons noirs », essayant plusieurs arrangements, différents rythmes. Quand on enregistre le titre pour le deuxième album, « Ok Carole », on aimerait que Gainsbourg refasse la voix basse qu’il a faite pour Michèle Arnaud, dans la version originale. Comme il est chez Philips, comme nous, et qu’on a le même attaché de presse, le fameux Jacky, ç’est assez facile de le lui demander. Il accepte et vient au studio Ferber faire sa voix pour « Les Papillons noirs ». On développe une véritable amitié/complicité avec lui : il passe plusieurs fois au local de répétitions. On boit, on rigole. Dynamite insiste pour qu’il chante avec nous sur scène alors qu’il ne fait plus de concerts depuis longtemps. Il vient à Épernay et après c’est Mogador, le Palace, le Palais des Sports, Lyon… Une superbe collaboration !

Bijou, c’est six albums et pas mal de tubes !

Six albums, oui, des tubes, non. Plutôt certains morceaux que des gens ont aimés, qui ont été programmés : « Si tu dois partir », « Je pense à toi », « Betty Jane Rose » (signé Gainsbourg), « Rock à la radio », etc. Ce ne sont pas de vrais tubes parce que peu de gens s’en souviennent, hélas !

Vous avez été à l’étranger avec Bijou ?

Espagne, Portugal, Belgique, Suisse, Algérie… Quand on enregistre le troisième album, « Pas dormir », à Los Angeles, Devo nous veut en première partie mais, trop occupés, on ne peut pas accepter – dommage !

Tu gardes quoi comme souvenir de Bijou ?

J’étais le fan N°1 ! J’ai vu presque tous les concerts et chaque fois je me suis régalé. Ça correspond tellement à ce qu’un groupe doit être ! Du rock en français, avec l’énergie, la concision, l’élégance, la cohésion… Quand je voyais des groupes, même étrangers, j’étais déçu : personne ne jouait comme Palmer ! Il y avait une telle puissance dans Bijou ! Ah ! oui, super fan…

Bijou avait un vrai rapport à la banlieue ?

Aux États-Unis, ils ont le rock garage ; nous on a le « rock pavillon » (éclat de rire général). Aujourd’hui, la situation a complètement changé et ça peut donc paraître anodin mais à l’époque c’était compliqué de trouver des endroits pour répéter. Nous avions la solution idéale grâce à Dynamite qui louait à Savigny un pavillon. Car une des forces du groupe, c’est qu’il répète tous les jours pendant deux ou trois heures, systématiquement, tous les après-midi (avant d’aller jouer au flipper). Quand vient le moment de monter sur scène, je peux te dire que les mecs sont super au point. 

Pourquoi tu n’as pas essayé de chanter ou de jouer d’un instrument ?

Parce qu’il faut savoir le faire et que moi je ne sais pas !

Tu étais l’homme de l’ombre ?

Ce n’est pas frustrant, loin de là. Quand tu écris un truc et qu’après tu l’entends, chanté, incarné, magnifié, c’est tellement gratifiant !

Ça s’arrête comment ?

Au bout de dix ans, ce qui est une bonne durée pour une formation rock, Dauga part. Les deux autres ne veulent pas continuer sans lui. Je n’insiste pas et, plus tard, je le regrette un peu, le groupe pouvait encore faire des choses intéressantes… Mais, pas grave, la vie c’est comme ça !

Tu penses quoi des différentes reformations de Bijou ?

Je trouve cool que Dauga, qui est à la base de tout, ne baisse pas les bras. Il a toujours la foi : c’est bon signe, il aime vraiment ça !

Tu fais quoi après la séparation de Bijou ?

Je produis des groupes : les Civils Radios, les Injectés, les Playboys, Ticket, l’album solo de Dynamite. C’est une scène qui a grandi avec Bijou et qui pense que je peux apporter quelque chose. J’en suis évidemment très heureux. Un groupe comme Ticket est très au point : bonnes chansons, bonnes voix, bon jeu… Les Playboys aussi sont superbes. Je réalise une compilation, « Romance 85 ». Patron du label, Claude Quiniou offre une journée dans un bon studio à chaque groupe qui participe à l’album. C’est là que se trouve la première version enregistrée de « Mala vida » de Manu Chao alors dans Hot Pants.

Jean-William Thoury en studio avec les Playboys
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Tu continues le travail que tu faisais avec Bijou ?

Oui, c’est ça ! J’adore ! Tu es au cœur de l’histoire, tu sens que ton travail va se concrétiser par un disque. Nous l’avons fait du temps de Bijou avec Marie France.

Vous avez fait quoi avec elle ?

Un album, « 39 de fièvre », et des concerts. Marie avec Palmer et Dynamite.

Tu te rends compte de l’importance que tu as eu pour plein de gens avec Bijou et tes productions ?

C’est gentil mais il ne faut rien exagérer.

La plupart de ces groupes chantaient en Français : c’était important pour toi ?

C’est plus qu’important, c’est capital ! Je trouve ridicule de chanter en anglais quand on est Français. En ce moment, toi et moi, on se parle en français, c’est notre langue. On dit langue maternelle parce que c’est celle de notre mère mais aussi parce que c’est celle dont nous sommes les enfants, dont nous sommes nourris intellectuellement. Tu comprends tout ce que je dis, normalement, les nuances, tout ça. Entre l’artiste et le public, c’est pareil. Musicalement, rythmiquement, on peut faire sonner le français comme on veut, question de volonté, de discernement, de culture, d’intelligence, de courage et de talent. Je dis ça pour ceux qui le chantent. Il y en a qui le font depuis 1956 !

Les Dogs ou Little Bob ont chanté en anglais.

Bob me répond toujours que c’est parce qu’il est Italien (rires). Pour moi ce sont des gens qui pratiquent un artisanat de haut niveau, c’est tout à fait honorable, noble, mais ce n’est pas de l’art tel que je le conçois parce qu’il manque cette dose de sincérité, de vérité et de risque qu’implique le fait de s’exprimer en français, donc à découvert… Il faut accepter de s’exposer.

Qu’écoutes-tu chez toi ?

Imelda May, je ne m’en lasse pas, de la country, du rythm’n blues, Léo ferré, du rock années 1950-60-70… On n’a rarement fait mieux que Johnny Burnette, si ?

L’électro ?

Connais pas.

Tu as d’autres professions : journaliste et écrivain. Qu’est-ce qui est marqué sur ton passeport ?

Poète ! (rires)

Tu as beaucoup écrit : c’est ta vie ?

J’adore lire et écrire. Les lectures forment et permettent de voyager dans l’espace comme dans la tête des autres.

Plus que la musique ?

C’est complémentaire. Notre culture, ce qu’on aime et qu’on emmagasine, ce qui nous constitue vient du cinéma, de la musique, de la littérature, des voyages, entre autres.

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Tu as écrit dans quel magazine ?

Pop Music , Extra, quelques papiers dans Best, beaucoup dans Jukebox, Wild, aujourd’hui Rock & Folk, et Vinyle & Audio.

Quand tu étais dans Bijou tu avais arrêté d’être journaliste ?

Oui, par manque de temps et aussi parce que je ne voulais pas avoir les deux casquettes, être des deux côtés à la fois. Question d’éthique.

Plein de gens ont fait les deux ?

Je ne leur reproche absolument pas mais pour moi il fallait faire un choix.

Tu as écrit beaucoup de paroles de chansons ?

Pour Guillaume Godard, Marie France, les Smarkizz (Laure & Sophie), Dynamite, Philippe Dauga, Jan de Vos (un ami belge), Cat & les Solitaires, Mike Shannon, Lou-Mary, Grégoire Garrigues (Grégoire 4, Super Wagner), The Bratchman (Olivier Néméjanski), Tony Marlow… Que du rock ! Rien ne flatte plus mon amour propre que d’apprendre que quelqu’un a repris une chanson, comme quand AMI 6 enregistre trois titres de Cat & les Solitaires. Déjà, fallait les trouver, ce sont des inédits ! wouah, incroyable, je les adore.

Quelles sont tes influences d’auteurs ?

Je n’ai pas d’influences précises, plutôt une multitude, tout ce que j’ai emmagasiné depuis que j’écoute de la musique. J’adore Muddy Waters, Léo Ferré, Leiber & Stoller, par exemple, mais je ne crois pas que ça se reflète directement dans ce que j’écris…

Tu as aussi écrit des livres ?

Une biographie de Gene Vincent, deux tomes sur Hallyday, un sur Gainsbourg, un sur les Rita Mitsouko et deux sur la moto. J’ai aussi participé au « Dictionnaire du Rock » de Michka Assayas et quelques autres œuvres collectives.

C’est étonnant : en lisant des interviews, j’ai vu que vous étiez des fans de Johnny Hallyday !

Rien d’étonnant. Je sais qu’il y a une posture généralisée contre lui, sorte de snobisme, de mépris de classe, mais j’apprécie l’œuvre dans son entier. Critiquer Hallyday, c’est un peu ridicule. Comme des moustiques qui voudraient faire du mal à un éléphant. Il a propulsé le rock en français : il a la puissance, le phrasé, l’instinct, la présence scénique et un rapport incroyable avec son public. Écrire une chanson pour lui, ce qui ne m’est hélas jamais arrivé, devait être fabuleux, voir ce qu’il pouvait en faire ! Sa carrière est extraordinaire, unique ; c’est un grand.

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Tu as aussi une passion pour la moto : tu as écrit deux livres dessus, « Bikers » et « Full Patch ». Elle vient du rock cette passion ?

J’aime Harley, je ne connais pas les autres bécanes. C’est une culture un peu cousine avec le rock. Quand tu montes sur un Harley, il se passe un truc fort. John Fogerty a dit : « La première fois où j’ai fait de la moto, ce fut comme la première fois où j’ai entendu Little Richard ». Je trouve l’analogie explicite 

Tu es fan de « Easy Rider » ?

Très bon film.

Je croyais qu’à l’époque de Bijou, vous étiez plutôt voitures…

Oui, les voitures, surtout les DS ! Chuck Berry et d’autres ont chanté les caisses américaines, Bijou, la DS. Une sorte d’équivalent. Mais Dyna et Palmer aussi ont roulé Harley.

Aimes-tu des groupes actuels ?

Ceux qui me plaisent font généralement référence au passé, de manière plus ou moins évidente.

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C’est-à-dire ?

Mes goûts sont faits, je n’y peux rien, et si le groupe ne s’inscrit pas dans une certaine voie, je n’accroche pas. Quand je dis que j’écoute Imelda May, par exemple, à la réflexion je dois admettre que c’est parce qu’elle est bonne chanteuse de blues et de rock and roll. Elle chante juste, en place, des pièces bien structurées – il y a là un classicisme qui séduit, même si c’est une interprète qui ose prendre des risques, changer. Je ne pense pas qu’il faille absolument se forcer à aimer tout ce qui sort, ça vient naturellement ou non. Rien d’obligatoire, pas de tyrannie du modernisme à tout prix.

Un groupe comme Téléphone te plaisait ?

A vrai dire, à l’époque, on était tellement à fond dans Bijou qu’on n’écoutait pas vraiment les autres. On entendait certaines choses, ici ou là, mais on ne prenait pas les disques pour les décortiquer. J’ai beaucoup aimé tout ce qui a existé en rock avant Bijou mais, involontairement, j’ai zappé ce qui est venu après, y compris Téléphone, Starshooter, Trust et compagnie. Ce n’est pas un jugement, j’éprouve pour eux une sympathie confraternelle, juste une constatation. Il est évident que les phénomènes musicaux sont générationnels. Les critères s’établissent à un certain âge.

Tu vois des groupes qui peuvent reprendre le flambeau ?

Les Naast avaient vraiment un bon truc mais ils ont trop vite arrêté. Les Plastiscines auraient dû rester unies et continuer dans le style de la chanson « Loser » au lieu d’aller se perdre outre-Atlantique… Aujourd’hui, j’aime l’excellent guitariste des Howlin’ Jaws. Autant que possible, je vais voir jouer les amis, Tony Marlow, Grégoire, Alain Chennevière, Cora Lynn avec Alexis Mazzoleni et Andras Mitchell…

Quel disque donnerais-tu à un enfant pour l’amener à la musique ?

Les enfants ne savent pas ce qu’est un disque ! Faisons-lui écouter quelque chose d’amusant, pourquoi pas Mac-Kac ? « J’ai j’té ma clef dans un tonneau d’goudron », de 1956, le premier disque de rock’n’roll en français, ça me paraît un bon tremplin !